PAUL CELAN (1920-1970) :
« Un langage plus gris »
Les yeux, aveugles au monde, dans le mouroir d’à-pics :
j'arrive.
dur plant au cœur.
J’arrive.
Falaise miroir de lune. Chute.
(Lueur tachetée de souffle. Sang épars sur zones étroites.
Âme se dissipant en formation nuageuse, une fois encore
proche de la configuration nette.
Ombre décadigitale — position crispée.)
Les yeux aveugles au monde,
les yeux dans le mouroir d’à-pics,
les yeux les yeux :
Le lit de neige sous nous deux, le lit de neige.
Cristal après cristal,
treillagés dans les grilles à profondeur du temps, nous tombons,
nous tombons et gisons et tombons.
Et tombons :
Nous étions. Nous sommes.
Nous ne faisons qu’une chair avec la nuit.
Dans les couloirs, les couloirs.
P. CELAN, Lit de Neige (Schneebett), Grille de Parole, 1959.
« Patrie. Et moi ? Je n'ai jamais été chez moi, même quand j'étais chez moi. » (P. Celan, annotation marquée sur « Jenseits von Schuld und Sühne » de J. Améry)
Poète d'expression allemande, Paul Celan était le fils unique d'une famille juive de la Bucovine roumaine (ou Buchenland, « pays des hêtres »),
aujourd'hui située en Ukraine. Du XVIIIe siècle jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale, la Bucovine fut aussi province de l'Empire habsbourgeois. Le vrai nom de Celan - Antschel - indique que sa famille était germanophone. Celan
a grandi à Czernowitz, la capitale de la Bucovine, attribuée à la Roumanie en 1919 par le traité de Saint-Germain. « La ville avait été, avant la guerre de 1914, la plus orientale de l'Empire austro-hongrois,
proche et éloignée de Vienne, aux limites de la Russie. Sa bourgeoisie avait la particularité, sans doute unique en Europe, d'être majoritairement constituée par des juifs largement rattachés à la culture allemande,
facteur déterminant de leur intégration. [...] les écoles avaient été roumanisées, mais, par sa mère, l'enfant a été initié dès son plus jeune âge à la poésie
allemande. Cette culture s'opposait au nationalisme roumain », indique le philologue Jean Bollack. Après sa Bar Mitzvah - le statut de majorité octroyé aux jeunes garçons juifs à l'âge
de 13 ans -, Celan rejoint un groupe de jeunesse progressiste antifasciste. En raison du numerus clausus institué par l'antisémitisme d'État, il étudie ensuite la médecine en France. « En chemin, lorsqu'il
fait escale à Berlin, c'est déjà le lendemain de la Nuit de Cristal (7 novembre 1938) : dans les rues, on ramasse le verre cassé par les brutes. L'Europe de la paix est virtuellement en guerre. À Paris, qui n'est déjà
plus tout à fait la capitale de l'hospitalité, on enjoint aux étudiants juifs d'Europe centrale [...] d'aller s'inscrire à l'école de médecine de Tours », écrit Jean-Pierre Lefebvre. Il vit ici dans un
grand dénuement, puis revient dans son pays d'origine pour s'initier à la littérature de langue romane. La Seconde Guerre mondiale et l'occupation russe, à la suite du pacte germano-soviétique de 1939, le surprennent
chez lui. Il a le temps de connaître l'administration soviétique, avant l'arrivée des troupes allemandes en 1941, conséquence logique de l'opération Barbarossa. Les exactions antisémites systématiques et les
déportations commencent.
En juin 1942, ses parents sont « placés » bientôt au camp de Michaïlowka, situé entre la Moldavie et l'Ukraine où tous deux décèdent; l'un du typhus, tandis que l'autre y aurait été assassinée d'une balle dans la nuque (selon J.-P. Lefebvre, Préface à « Choix de poèmes », édition bilingue, Paris, Gallimard, 1998). Celan se cache à Czernowitz et quand l'étreinte se desserre, fin 1942, se retrouve incorporé pour le travail forcé dans un bataillon de cantonniers en Valachie. Il y demeure jusqu'en 1944. En février de cette année-là, il est à nouveau à Czernowitz sous occupation soviétique. Afin d'échapper à l'engagement contraint des juifs dans des régiments polonais intervenant en Galicie, il s'engage comme aide sanitaire dans une clinique psychiatrique, et reprend des études à l'automne. C'est en 1945, alors qu'il travaille comme lecteur chez un éditeur de Bucarest, spécialisé dans la littérature russe, qu'il adopte le nom de Celan, anagramme de son patronyme roumain - issu peut-être du yiddish Anshel, diminutif de l'hébreu אָשֵׁר (Asher), prénom porté par un des fils de Jacob, lui-même inspiré de אֹשֶׁר (Osher) signifiant « heureux ». En 1947, Celan effectue ses débuts littéraires, après avoir quitté la Roumanie en voie de soviétisation. Il publie à Vienne (Autriche) « Der Sand aus den Urnen » (Le Sable des urnes). La Cité du « blaue Donau » le déçoit affreusement : le fascisme et l'antisémitisme hantent encore l'ancienne capitale de l'Empire. Là, il fait néanmoins une rencontre décisive, celle d'Ingeborg Bachmann, jeune étudiante en philosophie. Cette dernière prépare une thèse sur Martin Heidegger, intellectuel controversé en raison de son adhésion à la politique national-socialiste.
Il s'installe bientôt à Paris où il deviendra lecteur d'allemand et traducteur à l'École normale supérieure. En décembre 1952, il se marie avec Gisèle de Lestrange, peintre, sculpteur et graveur de l'atelier Friedländer, le mois même où paraît « Mohn und Gedächtnis » (« Pavot et mémoire »). À celle-ci, il écrit plus de 700 lettres en 19 ans. Cette correspondance a été publiée en 2001 grâce au soutien de son fils Éric. Une autre correspondance doit être signalée, celle adressée à sa « bien-aimée », la poétesse autrichienne Ingeborg Bachmann (1926-1973), celle-ci éditée en août 2008 par Suhrkamp sous le titre « Herzzeit » (Le Temps du cœur). Il faut aussi insister sur l'importance d'une telle liaison. Ingeborg Bachmann avait intégré un collectif nommé Groupe 47, écrivains germaniques s'attachant, après-guerre, à rénover profondément la littérature d'expression allemande. À l'intérieur de ce groupe, émerge alors une mouvance féminine, apparue au cours de la session de 1958. Le Groupe 47 veut libérer les hommes des mots avilis par l'idéologie nazie, et les aider à écrire un nouveau monde. Il va servir aussi, se disent-elles, à nettoyer le langage des mots dont se servent les hommes pour parler des femmes en leur nom, et donc, usurper leur place – et taire leurs passions. C'est l'origine d'une tentative littéraire originale d'écrire l'amour, que les femmes ressentent avec leur propre lexique - non celui fabriqué par des siècles d'auteurs masculins. Toutes ces préoccupations n'ont pu laisser Celan indifférent.
« Profondément marqué par la mort en déportation de ses parents et miné par un sentiment de culpabilité car il se sent responsable de leur disparition, Celan inscrit la déchirure de sa vie dans son écriture. Celui qui a aimé la langue de Novalis, de Trakl, de Rilke, ne peut plus s'exprimer comme eux ; le poète construit « un langage plus gris », sans « rien de commun avec cette belle sonorité qu'on entendait résonner naguère encore ». La langue de Celan se distancie du monde de la perception ; elle le transforme en un univers imaginaire qui est l'expression d'une individuation. Composition, décomposition, recomposition de thèmes, d'images, de métaphores audacieuses, associations confinant à la vision font de ses poèmes des fugues verbales et le situent à la limite de la poésie. La langue est au centre de son œuvre et témoigne de la crise du langage. » (J. Bel) [1]
Récompensé en 1960 du prix Georg-Büchner, Celan prononce à cette occasion un discours inoubliable sur l'art et la poésie, Le Méridien. De la même manière qu'Edmond Jabès ou Nelly Sachs, tous deux également juifs, il considère que le langage doit impérativement se désaliéner de l'Histoire. Au silence des morts et à l'impossibilité d'exprimer l'horreur qui vient d'être vécue, doivent s'ériger une écriture et une langue fracturée, monosyllabique et indéchiffrable. La poétique de Celan, en tant qu'injonction morale, est la condamnation d'une culture allemande dont la conclusion funeste fut la Shoah.
« L'un des titres de Celan retentit comme un programme : Sprachgitter, généralement traduit par Grilles de parole, peut être interprété comme « la langue fait barrage ». C'est dire la difficulté d'approcher son œuvre. Celan n'avait-il pas repris, pour devise, le mot de Blaise Pascal : « Ne nous reprochez pas le manque de clarté car nous en faisons profession. » Cette volonté d'hermétisme se justifie par la lecture que fait de la vie Celan, pour qui la réalité « doit être cherchée et gagnée ». (J. Bel)
L'accusation de plagiat de l'œuvre d’Yvan Goll, lancée, en 1960, par l'épouse de celui-ci, le plonge dans l'abattement. Claire Goll a ensuite entretenu une campagne de diffamation contre Paul Celan tout au long de sa vie. Il a traduit en effet des poèmes de Yvan Goll, ainsi que de nombreux autres auteurs célèbres. Peu défendu par la communauté des lettrés, Celan fait face à des périodes de grave dépression. En 1969, il se rend en Israël pour une lecture devant l'Association des Écrivains Israéliens. Si ce voyage a un impact inestimable, il n'en est guère de même de ses périples suivants en Allemagne : à Stuttgart, face aux membres de la Société Hölderlin, ou à Fribourg-en-Brisgau pour un cercle restreint d'auditeurs, parmi lesquels se trouve Heidegger que Celan étudie avec un véritable intérêt. Il interpelle alors, et, sans aucune complaisance, le passé nazi du philosophe. Il écrit même un poème, « Todtnauberg », dans lequel il évoque l'espoir d'une explication de Heidegger. Hélas, l'auteur de « Sein und Zeit » demeurera coi.
Dans la nuit du 19 au 20 avril 1970, Paul Celan se jette dans la Seine, probablement du pont Mirabeau. On ne trouvera son corps que le 1er mai suivant, dix kilomètres
en aval, à Courbevoie. Henri Michaux lui rend hommage dans une « Méditation sur la fin de Paul Celan », poème intitulé
« Le jour, les jours, la fin des jours » qui se termine ainsi : « Partir. / De toute façon partir. / Le long couteau du flot de l'eau arrêtera la parole. » Il est inhumé dans la 31e division
du Cimetière parisien de Thiais.
Paul Celan est désormais considéré l'un des plus grands génies poétiques de l'après-guerre.
Le 16/03/2020.
Msh
[1] In : Dictionnaire des auteurs européens. Hachette, 1995.
Recueils publiés de son vivant
- Der Sand aus den Urnen / Le Sable des urnes, Vienne, 1948, publié sous le nom Paul Antschel
- Mohn und Gedächtnis / Pavot et mémoire, 1952 — contient le recueil précédent
- Von Schwelle zu Schwelle / De seuil en seuil, 1955
- Sprachgitter / Grille de parole, 1959
- Die Niemandsrose / La Rose de personne, 1963
- Atemwende / Renverse du souffle, 1967
- Fadensonnen / Soleils de fil, 1968
La prose
- Der Meridian / Le Méridien, 1961 (Discours prononcé à la remise du Prix Georg-Büchner en 1960)
- Gespräch im Gebirg / Entretien dans la montagne, 1959
Les trois recueils posthumes
- Lichtzwang / Contrainte de lumière, juillet 1970
- Schneepart / Partie de neige, 1971
- Zeitgehöft / Enclos du temps, 1976
Fugue de mort ou Fugue de la mort (Todesfuge en allemand) est un des poèmes les plus connus de Paul CELAN.
Inspiré par l'extermination des Juifs dans les camps de concentration allemands et sa culpabilité d'avoir survécu, il fut probablement écrit après la deuxième guerre mondiale. Composé en allemand, la langue de l’ennemi, le poème est paru pour la première fois dans une traduction en roumain en mai 1947. Sa première publication en allemand n'eut lieu qu'en 1948 dans le recueil Le Sable des urnes. « Der Tod ist ein Meister aus Deutschland » (« la mort est un maître d'Allemagne ») est une phrase souvent citée extraite de ce poème.
Le compositeur allemand Tilo Medek en a réalisé une adaptation musicale en 1967.
Todesfuge
« L'obscurité de l'exil naît de l'oubli et dans la mémoire se trouve le secret de la rédemption. »
(Baal Shem Tov)
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